Interview : les clés de Valérie Masson-Delmotte pour « construire des transitions éthiques et justes »
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Interview : les clés de Valérie Masson-Delmotte pour « construire des transitions éthiques et justes »

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    Les 9 et 10 juillet derniers, la CPU organisait avec la Conférence des grandes écoles et le réseau RéUniFEDD le colloque « Devenir actrices et acteurs d’un monde qui change ». A destination des  acteurs du développement durable dans l’enseignement supérieur, ces deux jours ont permis de réfléchir aux transformations de l’éducation et des formations en prenant en compte les objectifs de développement durable et les compétences DD. Valérie Masson-Delmotte, co-présidente du groupe n° 1 du GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat), était invitée à s’exprimer en conférence d’ouverture. Dans cet entretien accordé au site de la CPU, elle dresse des pistes pour renforcer le rôle de l’Université sur les enjeux climat-énergie tant sur le plan de la formation que sur celui de la recherche.   

    Particulièrement active sur ces questions, la CPU s’est dotée d’un comité de la transition écologique et énergétique, co-présidé par Annick Allaigre, présidente de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et Jean-Marc Ogier, président de l’Université de la Rochelle. 

    CPU : Quels sont les leviers majeurs à activer dans les universités pour conduire la société vers une démarche vertueuse au service du développement durable ?

    Valérie Masson-Delmotte : Trois leviers me semblent importants : Tout d’abord, les pratiques professionnelles au sein de chaque université : pour participer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, les universités doivent se doter d’une stratégie claire avec des indicateurs de résultats.

    L’enseignement, ensuite : il faut donner aux étudiants des clés pour comprendre les enjeux, leur montrer les leviers d’action qui existent, et les faire participer à l’innovation technologique, frugale et sociale. Il s’agit aussi de faire des universités des terrains d’expérimentation : si apprendre d’un point de vue théorique est fondamental, apprendre par l’action l’est tout autant. Les étudiants sont particulièrement sensibles à tout ce qu’on appelle la dissonance, quand les enseignements sont en inadéquation avec la réalité des pratiques de l’université : je pense notamment aux déchets, au tri, aux matériaux non renouvelables, à une offre alimentaire saine et respectueuse de l’environnement, aux distributeurs, à l’efficacité énergétique (chauffage, éclairage), à l’accessibilité en transports en commun et à vélo… Il y a ici un enjeu de cohérence. La vie sur les campus devrait au contraire être une expérience pour apprendre à devenir un acteur du monde durable. Plusieurs étudiants m’ont parlé, par exemple, de leur expérience sur des campus allemands ou canadiens qui les ont transformés. Pourquoi ne pas faire la même chose en France ?

    La co-construction de connaissances qui passe par l’intégration des universités dans leur territoire. En écoutant les besoins de connaissances de la communauté qui les entoure, et en répondant à ces derniers, l’Université engage un travail de co-production, apte à accompagner les transformations du territoire. On remarque d’ailleurs, à l’échelle du monde, que ce sont toujours les villes à proximité d’une université de recherche qui ont une action de transformation effective pour renforcer leur résilience et réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (https://citiesipcc.org/).

    Au titre de participation au Haut Conseil pour le Climat placé auprès du Président de la République, comment envisagez-vous la mobilisation de l’Etat pour soutenir l’engagement des universités en faveur des enjeux climat-énergie ?

    La question de la formation est un sujet sur lequel je voudrais que l’on travaille particulièrement car c’est une question qu’on a peu abordée dans le premier rapport du Haut conseil pour le climat. On y a simplement mentionné l’importance de l’éducation. En quelques mois, le temps a été trop court pour faire une évaluation précise de ce sujet.

    Je ne peux pas présumer de l’action du Haut conseil dans les années à venir, mais à titre personnel, il me semble nécessaire de faire une évaluation des compétences mises en place dans les programmes éducatifs, et dans l’enseignement supérieur, technique et professionnel. Il s’agit de faire un état des lieux : que fait-on de bien ?  Que pourrait-on faire de mieux ? Quelles sont les expérimentations qui existent aujourd’hui et mériteraient d’être généralisées de sorte à doter les jeunes générations de clés pour comprendre et de clés pour agir ?

    Mais je rappelle que le Haut conseil pour le climat n’est là ni pour soutenir l’engagement des universités, ni pour faire la politique du Gouvernement. Notre rôle est de faire des évaluations factuelles sur la base de données vérifiables et transparentes, et à partir de cela de formuler des recommandations.

    Quels sont les grands défis qui attendent les techniques éducatives à l’Université dans les années à venir ?

    Sur cette question, je sors de mon domaine de compétences. Je voudrais souligner les enjeux suivants : comprendre la démarche scientifique derrière l’enjeu du changement climatique ; créer une culture du risque pour renforcer la gestion de risque, l’adaptation, et la résilience de notre société ; créer des compétences solides autour des émissions de gaz à effet de serre, leurs causes, y compris par des analyses en cycle de vie, et des solutions et leur faisabilité (économique, technologique, socio-culturelle, environnementale, géophysique, institutionnelle). Néanmoins, je dirais que les enjeux liés au développement durable, au climat, à l’énergie et à la biodiversité arrivent trop tard dans la formation universitaire. Ils sont souvent enseignés à partir du niveau Master, dans des formations spécialisées, alors qu’ils pourraient être un marqueur de l’arrivée dans la vie adulte et étudiante. Et l’enseignement de ces enjeux doit être adapté à chaque filière. Pour former ces millions d’étudiants dès la Licence, les cours en ligne, les cours à distance, les espaces de délibérations et d’échanges sont autant d’outils à expérimenter. Je souligne aussi tout l’intérêt de l’utilisation de jeux sérieux et coopératifs qui suscitent par des situations précises une réflexion personnelle et collective profonde, en permettant de croiser les points de vue. La participation à des processus délibératifs est essentielle pour la mise en place des transformations permettant de contenir le réchauffement climatique.

    Et les jeunes sont demandeurs de ces formations : ainsi, dans le manifeste pour la transition écologique, signé par 30 000 étudiants français, ils émettent le souhait d’avoir plus d’enseignement sur les enjeux écologiques. C’est un signal très positif. Pourquoi ne pas mettre en place des questionnaires pour comprendre leurs aspirations précises ? Il est en tout cas de notre devoir d’écouter les attentes de cette jeune génération que j’appelle parfois la « génération anthropocène », et qui aborde le monde avec un regard différent de celui des générations qui n’ont pas grandi avec ces enjeux.

    Enfin, le mentorat entre étudiant peut être une piste intéressante. Au sein de la même génération, la transmission se fait autrement. On pourrait ici avoir une forme d’éducation plus active et participative.

    Pour prendre en compte les défis climatiques et sensibiliser les étudiants, comment faire évoluer les formations universitaires ? la recherche universitaire ?

    La thématique climat ne doit pas être mise dans un silo. Il est important d’aborder les grands enjeux relatifs au développent durable dans leur ensemble : je pense au climat, bien sûr mais aussi à la biodiversité, aux ressources et aux inégalités. Il ne s’agit pas de mettre un enjeu devant les autres, mais de les penser ensemble, avec en filigrane cette question : comment construit-on et met-on en œuvre des transitions éthiques et justes ?

    Pour transformer, il est nécessaire d’avoir une approche systémique, transverse aux différents systèmes, qui mobilise des connaissances en sciences dites « dures », mais aussi en sciences humaines et sociales, en sortant d’une approche en silos. Par exemple, on ne peut penser la transformation des systèmes urbains sans y intégrer les aspects d’efficacité énergétique, de transports, de qualité de l’air, de santé et de résilience dans un climat qui va continuer à changer ; de même les enjeux croisés entre nutrition et santé sont essentiels dans la réflexion sur l’évolution des systèmes alimentaires, pour qu’ils soient résilients et permettent de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre et la pression sur l’utilisation des terres.

    Sur le plan de la recherche, la recherche fondamentale reste primordiale. Mais se pose aussi la question des pratiques de la recherche : la mise en place d’indicateurs, de suivi des émissions de gaz à effet de serre doivent être développés. L’engagement des personnels de la recherche pour le partage des connaissances et la participation aux transformations de la société doit être mieux reconnu, valorisé. Je pense également que les classements internationaux des universités devraient accorder un poids significatif à l’enseignement lié au développement soutenable, et tout particulièrement aux enjeux du changement climatique et de la perte de biodiversité.

    Je préconise de mettre en place en France des observatoires des transformations ou transitions. Une littérature scientifique anglo-saxonne ou chinoise émerge sur ces expériences, mais les retours d’expérience des actions menées en France n’y sont guère visibles. L’enjeu est d’accélérer l’action, de construire une transformation de l’enseignement supérieur avec une démarche rigoureuse, et de faire connaître les transformations en cours, y compris en les valorisant sous forme de publications dans ces revues scientifiques.

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