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[Eclairage] La crise du coronavirus changera-t-elle durablement les pratiques de consommation, la distribution et le commerce ?

France Universités : date de publication

    Par Arnaud Gasnier, enseignant-chercheur en géographie et aménagement à Le Mans Université, Laboratoire Espace et Sociétés (ESO – UMR CNRS 6590)

     

    L’épidémie de Coronavirus questionne actuellement les modes de consommation. En limitant les possibilités de contacts extérieurs au domicile, cette période de confinement transforme, avec plus ou moins de radicalité, notre consommation de l’espace et nos espaces de consommation.

    L’espace domestique s’en trouve réapproprié. L’hybridation des espaces et des fonctions qui s’y déroulent ordinairement s’accélère et se renouvelle : les balcons se muent temporairement en salle de fitness ou de concert, les salles à manger en salles de classe, les chambres en bureaux et salles de visioconférences, l’ordinateur ou le smartphone en borne de commande de produits alimentaires, etc.

    Dans le même temps, la réglementation de l’accès à un espace extérieur au domicile rappelle, entre autre, que le commerce est une activité génératrice de flux, que l’espace marchand est vecteur de sociabilité, d’altérité et donne lieu à différentes formes de braconnages (de Certeau, 1990 [1]), à l’exemple des rendez-vous entre amis dans les allées d’un supermarché, durant un temps des courses prolongé, pour dépasser les interdits liés à l’isolement. Mais le confinement conduit également à consommer une multitude d’espaces socio-numériques (réseaux sociaux, click and collect, etc.), l’accès et l’utilisation de ces différents espaces étant traversés par les différents rapports sociaux de classe, de genre, de lieu, etc. L’espace intime devient plus que jamais un espace de consommation grâce à la connexion internet et aux services de livraison à domicile. Alors, la fixité de chalandise, amplifiée par le confinement, va-t-elle se substituer peu à peu à la mobilité (hypermobilité parfois) des consommateurs ? En tout cas, l’hybridation des réseaux physiques et numériques, tant dans le rapport à des pratiques de chalandise recentrées sur les territoires de proximité (le près et le proche), qu’à une offre commerciale renouvelée, interroge à la fois la transformation conjoncturelle ou pérenne de ces nouvelles pratiques de consommation, du commerce de première nécessité et de la distribution (circuits longs et courts) dont certains formats s’adaptent à la pandémie par l’innovation logistique et numérique.

    Des pratiques de consommation renouvelées et pérennes ?

    Face à une hyperconsommation de plus en plus critiquée, les valeurs éthiques (préservation écologique, équité sociale, gouvernance participative, économie collaborative, circulaire), de qualité (environnementale, sanitaire, nutritionnelle) des produits, renouvellent progressivement la consommation versus « déconsommation » (essentiellement des produits du quotidien aujourd’hui) et « pratiques post-discount ». L’hypothèse d’un commerce post-discount en développement accéléré depuis l’épidémie et la période qui la suivra, est à vérifier. Cette commercialité post-discount [2] trouve peu à peu sa justification dans la suppression totale ou partielle des intermédiaires (circuits courts, « faire soi-même », glanage, réemploi, recyclage, etc.), dans la suppression d’un attribut du droit de propriété – en général l’abusus  – sur les biens (location, marché d’occasion), ou encore dans celle de la monnaie (troc, don, partage, Système d’échange local (Sel), etc.). Ces nouvelles formes d’échange marchand et l’avènement de nouvelles valeurs (altruisme, solidarité, défense de produits régionaux et locaux), au prisme du confinement, sont susceptibles de marquer durablement la consommation de demain, surtout sur le plan sanitaire « du manger sain et local ».

    A l’inverse, certains chercheurs en SHS et experts du commerce pensent que les pratiques de consommation ne changeront pas avec cette crise du coronavirus pour trois raisons principales : celle de la pesanteur des facteurs sociodémographiques (vieillissement de la population, mondialisation, urbanisation) qui déterminent en grande partie les modes de consommer ; celle de la lenteur (relative selon les groupes sociaux et les branches d’activités) des révolutions technologiques et notamment du commerce électronique présent depuis plus de deux décennies et dont la part de marché dépasse tout juste les 10% en 2019 sur le territoire français (source Procos) ; celle enfin du pouvoir d’achat qui, une fois rétabli, permettra de consommer comme avant.

    Une nouvelle dynamique des circuits courts et du commerce de proximité ?

    Ce recentrage  de la consommation sur le logement et son environnement de proximité amplifie actuellement le rapport à la commercialité locale sur les plans géographique et économique : proximité des lieux de vente au détail issus du commerce indépendant, associé ou non, des drives fermiers en vente directe, des regroupements de producteurs locaux susceptibles de livrer à domicile ou chez un commerçant (qui joue alors le rôle d’un point relais, etc.) d’une part ; boom des réseaux de circuits courts ou ultra courts d’autre part. Le Ministère de l’agriculture et de l’alimentation reconnaît que «cette crise démontre la nécessité d’accélérer la transition écologique et de relocaliser les productions pour garantir la sécurité alimentaire européenne » (Libération, 2/04/2020). Filtrage des frontières, pénurie de travailleurs étrangers, interruption des exportations, fermeture et réouverture progressive des marchés non sédentaires, report des achats de consommateurs sur les pâtes, conserves et autres produits secs… obligent le secteur agroalimentaire à se tourner vers la vente directe et le localisme.

    Depuis le début du confinement, les Amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) et leur mouvement interrégional (Miramap) ont reçu l’autorisation de maintenir les livraisons de paniers à condition de respecter les normes sanitaires recommandées par l’Etat. Le réseau national « la Ruche qui dit oui », spécialisé dans la distribution de paniers de producteurs, sans intermédiaire, a enregistré une hausse de 70% de son chiffre d’affaires en mars dernier (Libération, op. cit). Les producteurs, privés du débouché des restaurants désormais fermés, se tournent également vers ce réseau. En parallèle, le secteur économique s’organise : la Fédération nationale d’agriculture biologique (FNAB) et la Confédération paysanne ont recensé et mis à disposition sur leurs sites une liste d’outils et d’initiatives locales permettant aux agriculteurs d’organiser leurs ventes en ligne. Ainsi, émanant de politiques publiques ou de politiques entrepreneuriales, ces stratégies d’adaptation de formats commerciaux dits alternatifs et de filières locales de distribution, encouragent l’innovation. Elle est portée par la demande ; le sera-t-elle encore demain, durant la période du post confinement ?

    En tout cas, nous assistons aujourd’hui à une vraie dynamique de reterritorialisation de l’alimentation à partir de nouvelles organisations économiques, de nouveaux réseaux et dispositifs techniques permettant de reconnecter agriculteurs, enseignes alimentaires, territoires, collectivités et consommateurs.

    Ainsi, les distributeurs qui rencontrent des problèmes d’approvisionnement de fruits et légumes et les producteurs qui peinent à écouler leur production, nouent des partenariats jusqu’ici peu fréquents. En même temps, au début du mois d’avril 2020, Rungis lance une  plateforme numérique de livraison aux particuliers baptisée « Rungis livré chez vous », en partenariat avec la Région Île-de-France et la startup de livraison  Epicery. Cette plateforme regroupe des commerçants alimentaires ainsi que de nombreux primeurs franciliens. En conséquence, ces circuits de distribution en recomposition associent directement et différemment les acteurs de la grande distribution aux producteurs locaux. Certains scientifiques y voient la possibilité de sortir des « marchés de niche » habituels des circuits courts grâce à une grande distribution soudainement plus vertueuse et plus solidaire ; d’autres y perçoivent une nouvelle forme de greenwashing et d’industrialisation de ces mêmes circuits par une grande distribution encore et toujours oppressante…

     

    Une accélération durable du commerce connecté ? 

    Depuis le début du confinement, les français sont de plus en plus nombreux à utiliser les drives alimentaires et les services de livraison à domicile (ou consignes ou points relais). La révolution du commerce en ligne (3e révolution commerciale en cours) entre, du fait de la crise du Covid 19, dans une phase d’accélération. Les enseignes victimes de cette absence de stratégie numérique, de non connexion aux réseaux des clientèles et de faible hybridation (store to web et web to store) perdent des parts de marchés voire déposent le bilan, à l’image du groupe André et de ses 150 franchisés. Mais cette reconfiguration commerciale condamne non plus seulement les enseignes qui ne sont pas prêtes au multicanal, mais aussi celles qui ne sont pas en capacité de basculer d’un canal à l’autre en un temps record. Ainsi, pendant la pandémie, l’enseigne de hard discount allemand Aldi ouvre sa première boutique en ligne pour cibler les consommateurs à haut risque qui se font désormais livrer des produits de base non frais à domicile.

    De même, le coronavirus augmente la demande en systèmes d’achats sans contact et par conséquent aussi celle en self-scanning. La chaîne de supermarchés britannique Asda (filiale de Walmart) déploie son système « Scan & Go Mobile » dans tous les magasins du groupe au Royaume-Uni (source Retail detail, 21-04-2020). L’application permet alors aux clients de scanner eux-mêmes leurs produits avant de les payer avec leur propre smartphone, ce qui réduit le risque de contamination pour les employés et les clients.

    Si le e-commerce explose pour les biens de grande consommation, ce n’est clairement pas le cas des autres marchés. Au début du mois d’avril, la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad) publie un rapport montrant que 76% des sites enregistrent un recul de leurs ventes depuis le 15 mars. Ce phénomène est lié à deux facteurs, l’un socio-économique, l’autre logistique. Touchée par la fermeture de leur entreprise ou par le chômage partiel, une grande part des français réduit considérablement ses dépenses dans de nombreux secteurs. En même temps, surtout au début du confinement, la quasi totalité des pays européens connait des problèmes de main d’œuvre et d’approvisionnement.

    Pour autant, selon l’agence Nielsen, le e-commerce alimentaire enregistre, en France, un taux de croissance de +98% sur la dernière semaine d’avril 2020. Elle évoque aussi les 89% de consommateurs chinois qui, depuis le confinement, disent vouloir effectuer plus fréquemment des achats en ligne de produits frais et de première nécessité. Cette tendance sera-t-elle observée demain en France et en Europe ?

    Des perspectives de recherche s’ouvrent désormais. Elles annoncent des travaux comparatifs internationaux qui démarreront probablement durant ces périodes per et post épidémiques.

     

    [1] Michel de Certeau (1990), L’invention du quotidien, I : Arts de faire. Collection Folio essais, Gallimard.

    [2] Arnaud GASNIER (2019), Le commerce dans la ville, entre crise et résilience. Comment réparer, adapter, aménager les territoires marchands. Presses Universitaires de Rennes, 298 pages.

     

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