[Éclairage] La crise réinterroge les pratiques et les politiques du tourisme
Le tourisme a joué un rôle non négligeable dans la propagation du coronavirus, avec dans les deux cas des effets-retours destructeurs. Si les crises agissent comme des amplificateurs de déséquilibres structurels et, que révèle celle-ci des enjeux de transition dans ce secteur ? Par Philippe Bourdeau, chercheur à l’Université Grenoble-Alpes, UMR PACTE
Tout comme il est un acteur du changement climatique, le tourisme a joué un rôle non négligeable dans la propagation du coronavirus, avec dans les deux cas des effets-retours destructeurs. Si les crises agissent comme des amplificateurs de déséquilibres structurels et, que révèle celle-ci des enjeux de transition dans ce secteur ?
La démobilité imposée par les contraintes sanitaires a réinterrogé brutalement la relation à l’ailleurs, en réactivant la loi d’airain de la proxémie[1] : ce qui est proche finit toujours par compter davantage que ce qui est loin. « Madagascar, non Jura ! », « se sentir bien sans aller loin »… Les slogans forgés après la crise de 2007 reprennent du service, célébrant les charmes et vertus de la proximité. Cet endotisme[2] oscille entre l’aspiration à un ré-enchantement du quotidien, et une rassurance face à une altérité anxiogène. De même, on constate temporairement (?) des effets de fragmentation et dispersion qui bénéficient aux petits sites, petits groupes, petits hébergements et petits évènements sur le modèle du small is beautiful[3]. A l’inverse, les ‘grands espaces’ (haute mer, montagne, forêts…) font figure de destinations-refuges. A moins que des capacités d’hébergement réduites restreigne leur accessibilité, en intensifiant une « lutte des places »[4] ? On peut aussi se demander comment évolueront les effets de ralentissement voire de renoncement jusque-là surtout motivés par des choix éthiques : moins prendre l’avion, partir moins souvent, moins loin, moins vite, plus longtemps… A rebours de la promesse de surenchère expérientielle de l’industrie touristique, leur accentuation contribuerait à « rendre le monde indisponible »[5]. Cette inaccessibilité serait-elle vécue comme un renouveau ou une régression ?
Tout autant que les pratiques, la crise sanitaire bouscule les modèles de développement basés sur le tourisme. Le consensus sur son caractère non délocalisable a négligé une condition impérative, à savoir l’importation de visiteurs en capacité de se déplacer. La révélation de cette vulnérabilité induit deux leçons possibles : privilégier les clientèles locales et régionales, et réduire la dépendance au tourisme partout où il est devenu une monoactivité. Le débat sur la relocalisation se double donc d’un enjeu de déspécialisation des territoires[6] qui implique de penser en termes de diversification économique.
Les sociétés contemporaines sont confrontées à un dilemme entre une norme ‘consumériste’ et une norme ‘pro-environnementale’. Dans le tourisme cette hésitation peut être résumée en quelques questions lapidaires : quête d’apaisement ou surenchère expérientielle ? Mode contemplatif ou sur-actif ? Immersion dans la nature ou parcs d’attraction ? Bricolages intimistes ou grands équipements ? Fêtes patrimoniales ou clubbing débridé ? Médiations humaines ou tout numérique ? Digital detox ou Wifi partout ? Tourisme de luxe ou pour tous ? Plus loin ou plus près ? Bien sûr, ces jeux d’oppositions n’ont rien d’exclusif, mais ils sont porteurs d’ injonctions contradictoires en matière de modes de vie : accélérer ou ralentir ? High-tech ou low-tech ? Bigger is better ou small is beautiful ? Croissance ou décroissance ? Démesure ou modération ? Hyperconnexion ou déconnexion ? Cette tension entre modèles de référence invite à une lecture en termes d’‘après-tourisme’[7] : interpelés par les crises successives, les cadres et codes construits par et pour le tourisme sont débordés et même inversés par un déplacement du registre du visiter vers celui de l’ habiter[8]. Tout autant que des formes alternatives de tourisme, des alternatives au tourisme sont recherchées pour nourrir un épanouissement existentiel au quotidien : activités manuelles et culturelles, jardinage, volontariat et actions collectives, sociabilité, bien-être…
Au-delà d’effets conjoncturels très marqués, les enjeux d’observation et de conceptualisation des transitions structurelles enclenchées ou accélérées par la crise sanitaire esquissent un agenda de recherche qui ne manquera pas de mobiliser durablement la communauté scientifique.
[1] Abraham Moles et Élisabeth Rhomer (1998). Psychosociologie de l’espace, L’Harmattan.
[2] Franck Michel (2005). Désirs d’Ailleurs : Essai d’anthropologie des voyages, Presses de l’université Laval.
[3] Ernst F. Schumacher (1979). Small is beautiful, une société à la mesure de l’homme. Le Seuil.
[4] Michel Lussault (2009). De la lutte des classes à la lutte des places, Grasset.
[5] Hartmut Rosa (2020). Rendre le monde indisponible. La découverte.
[6] Cédric Durand et Ramzig Keucheyan (2020). L’heure de la planification écologique, Le Monde diplomatique n° 794, pp. 16-17.
[7] Philippe Bourdeau (2018). L’après-tourisme revisité, Vi@ http://journals.openedition.org/viatourism/1936
[8] Niels Martin & al. (2013). Les migrations d’agrément : du tourisme à l’habiter, L’Harmattan.
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