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Le Covid-19 comme leader de la digitalisation des entreprises : peut-être, mais à quel prix ?

France Universités : date de publication

    Par Hugo Gaillard, enseignant-chercheur en management à Le Mans Université, ATER au laboratoire Argu’Mans.

    La digitalisation ouvre le champ des possibles dans les organisations. Ces mêmes structures s’y attèlent avec des intensités diverses, en commençant par les outils, ou en révolutionnant les processus. L’adhésion des acteurs à ces démarches n’est pas acquise a priori et obéit à de multiples facteurs : les changements doivent être conduits.

    Nous interrogeons ici le rôle joué par l’épidémie de Covid-19 dans la digitalisation forcée, le plus souvent par les outils seulement, qu’ont pu vivre bon nombre d’organisations et les implications pour les individus éloignés du numérique dans ces mêmes organisations. La réflexion, conceptuelle, aboutit sur des recommandations permettant d’anticiper la gestion post-crise.

    Des démarches de digitalisation à l’œuvre presque partout

    Très concrètement, les éléments qui attestent de l’effectivité des démarches de digitalisation ne manquent pas : les interactions avec les clients et les salariés sont (réputées) plus fluides, l’intelligence artificielle va contribuer progressivement à l’automatisation d’un certain nombre de taches mais aussi de décisions (le comment et ses conséquences restent à penser), et il est désormais possible de faire cours à plus d’une centaine depuis son bureau dans le meilleur des cas (depuis son placard à balai dans le pire).

    Ces avancées significatives sont donc empiriquement perceptibles. Les difficultés que chacun pouvait rencontrer par et pour elles étaient quant à elles peu visibles, ou glissées sous le tapis comme des dommages collatéraux inévitables et acceptables, d’une société dite connectée.

    Le mythe d’une société connectée

    Le terme digital divide, ou fracture numérique, date des années 90, pour désigner le fossé qui sépare les individus capables d’utiliser pleinement des Technologies de l’information et de la communication (les fameuses TIC), de ceux qui n’en sont pas capables. La profondeur et la largeur du gouffre semble s’élargir progressivement, à mesure que les changements évoqués plus haut, ceux de la digitalisation, se poursuivent (voire s’intensifient).

    Certains auteurs évoquent notamment trois dimensions au sein de cette fracture :

    (1) une dimension matérielle – avoir un ordinateur et pouvoir se connecter de manière simple et sans contraintes techniques ;

    (2) une dimension de compétence – disposer des aptitudes nécessaires ou un environnement favorable à la prise en main des outils ;

    (3) une dimension dite d’usage – diversifié ou pas, dans la vie personnelle, au travail etc. Elle renvoie donc à la pluralité des situations au cours desquelles un individu mobilise les outils et les compétences dont il dispose, et de la fréquence des usages.

    Les travaux sont légion. Teaser : il existe bien des personnes qui n’utilisent pas, qui font semblant de bien utiliser, ou qui pensent maitriser mais ne maitrisent pas les processus et les outils que les organisations mettent en place par leurs démarches de digitalisation.

    Certes ces démarches ne nécessitent pas toujours un « usage » au sens ou elles ne conduisent pas forcement à la mise en place d’outils nouveaux, ou alors qu’elles consistent à mettre en place des outils qui se suffisent à eux-mêmes. Il s’agit donc ici de se concentrer sur ceux qui nécessitent une adaptation des compétences par les usages qu’ils impliquent.

    Et puis nous avons rencontré le Covid-19.

    Il ne s’agit pas ici de refaire chronologie ou virologie par des affirmations de spécialiste que je ne suis pas (ce que chacun dans ma situation devrait d’ailleurs essayer de s’appliquer) mais bien d’aborder ce que la pandémie de SARS-Cov2 ou « nouveau coronavirus[1] » comme acteur, voire leader dans la digitalisation des organisations, par la situation de crise induite dans de nombreuses organisations.

    Pour cela, il faut considérer cette vague épidémique comme la source d’une crise, quelque chose que l’on n’avait pas prévu, et qui du jour au lendemain change tout. L’état de crise est ici entendu comme celui qui (1) procure le sentiment de sortie de la normalité, (2) implique la nécessité d’agir immédiatement, et (3) inquiète sur la pérennité du système au sein duquel les individus interagissent. Ajoutons à cela que (4) l’issue de la crise est souvent indéterminée. Le Covid-19 peut donc être analysé comme une catastrophe qui crée des turbulences fortes dans l’environnement, elles-mêmes à la source de multiples crises, y compris organisationnelles.

    Nous mettons la focale sur la crise occasionnée par les décisions liées au respect des mesures de distanciation sociale (qui sont d’ailleurs des mesures de distanciation physique, bien plus que sociale), et ce uniquement dans le contexte professionnel. Les deux « adresses » successives du président de la République étaient peu espacées, et impliquaient (1) des réactions rapides, (2) une centralisation des décisions dans les organisations (et de l’autorité), mais aussi (3) une stratégie de communication rapide, ficelée, différenciée (car les publics le sont) pour absorber le choc. Au nouveau coronavirus, les nouvelles difficultés ? Pas si nouvelles…

    La crise comme leader du changement

    La vague de télétravailleurs (ou plutôt de travailleurs à distance équipés) subissant cette situation[2] est immense, et les interrogations associées sont nombreuses. Les messages positifs pleuvent sur les réseaux sociaux, sur la capacité dont chacun a fait preuve pour « rebondir », « sortir de là la tête haute », « faire preuve de professionnalisme » ou encore « se dépasser ».

    Arrêtons-nous un instant sur ce dernier : se dépasser. C’est effectivement et pour beaucoup de cela dont il s’agit, par la solidarité et l’entraide, parfois par des soutiens en coulisses ou l’appui des conjoint(e)s, que le virage serré vers le numérique a été négocié. Mise en place d’un espace de travail, mais attention au blurring[3], cette fameuse difficulté à distinguer le temps professionnel du temps personnel au travail. Découverte forcée ou contrainte des outils de travail collaboratif, et parfois du sens même du mot collaborer. Prise en main des contraintes techniques et matérielles des collaborateurs par les organisations en urgence, utilisation parfois de matériel personnel « pour la bonne cause » : bref, « nous sommes en guerre »[4].

    Le changement n’a certes pas vraiment été conduit comme nous avons l’habitude de le prévoir, il a été construit pas à pas, par itérations, et en réaction. Osons tout de même poser la question : quel manager, quel leader du changement, quel chef d’entreprise aurait pu faire accepter aussi vite un tel virage en matière de pratiques, d’outils, de processus, et de rapport au travail que le Covid-19 ?

    A n’en pas douter aucun, et certains s’en réjouissent d’ailleurs, par le gap qu’il permettrait de passer, le point de non-retour que nous allons atteindre : « il n’auront plus d’excuses pour s’y mettre » peut-on lire sur les réseaux sociaux. Oui, peut-être, mais à quel prix ?

    Les oubliés, non pas de la crise, mais des réactions à la crise.

    D’abord celui des victimes, guéries ou pas, bien évidemment et malheureusement, et il ne s’agit pas ici de le minorer ou de le mettre au même niveau.

    Revenons à notre fossé, celui de la fracture numérique, nous en avons eu un aperçu significatif : collègues dépassés, amis en difficulté avec le numérique, relations professionnelles étonnement peu disponibles pour des confcall, mais prompts à la réponse aux mails. La fracture est béante, et la crise de compétences à laquelle nous assistons fait émerger au moins trois implications majeures.

    (1) Une prise de conscience individuelle et collective – Les individus qui pensaient pouvoir se passer du numérique, se mettre en retrait des transformations digitales aussi diverses soient-elles, sont désormais conscients de l’état de leur compétence et de la dépendance à un système non numérisé dont ils font l’objet. Les collègues de ces individus sont eux aussi désormais conscients de ces difficultés.

    (2) Un contenu et une répartition du travail chamboulés –  Oui, le passage à distance a pu induire pour de nombreux salariés un glissement de la charge de travail vers leurs collègues plus habiles, ce qui en situation de crise ne cause que peu de dommages, mais laissera des traces a posteriori.

    (3) Un diagnostic surgissant des compétences disponibles – Cette crise est un outil incroyable (et presque inespéré) pour les organisations pour détecter les besoins en compétences dont elles souffrent, et les individus qui doivent les acquérir. Bien plus efficace qu’un entretien annuel d’évaluation[5], qu’une évaluation à 360 degrés[6] ou un bilan de compétence. 

    La crise a donc permis de créer un sentiment d’urgence, faire comprendre la nécessité de changer, et créer une coalition puissante au service d’une vision, par exemple autour de la continuité pédagogique, ou encore la pérennité de l’entreprise, voire de l’économie dans son ensemble, menacée d’effondrement. Mais après ?

    L’urgence de penser la période post-crise, pour panser la crise.

    La digitalisation des organisations est à n’en pas douter un phénomène dont nous n’avons pas fini d’entendre parler. Elle recouvre des réalités multiples, des implications insoupçonnées, et fait l’objet de nombreuses préoccupations pour les organisations, y compris en dehors des crises.

    La particularité de la situation liée à cette crise sanitaire, est que les changements sont temporaires. Certes nous ne verrons plus nos métiers de la même manière, il y aura les « nécessaires » (au plan sanitaire, et au plan économique[7]) et les autres, dans les mémoires, dans les espaces de dialogue social qui seront à n’en pas douter aussi des espaces de négociation post crise, pour comprendre[8]. Mais il est aussi fort probable que la levée des mesures de distanciation physique (et pas sociale), s’accompagnent presque naturellement d’une recherche de nos routines[9].

    Pour aller au-delà des trois constats développés plus haut, il est possible de proposer quatre pistes de travail pour les organisations qui souhaiteraient réfléchir à la gestion post-crise, et aux changements contraints dont nous avons tous été victimes et acteurs.

    (1) Témoigner et faire témoigner : nous l’avons évoqué, certains collaborateurs, groupes de collaborateurs, se seront certainement saisis de manière plus efficace de cette période de crise. Des rencontres pour à nouveau refaire équipe et refaire organisation pourront être proposées, et elles seront certainement l’occasion de témoignages, ou d’invitation à témoigner. A n’en pas douter, il n’y aura pas une seule façon de négocier la crise du Covid-19 à l’angle du numérique. En témoigner et en faire témoigner constitue un enjeu de taille.

    (2) Mettre en débat et rassurer : les visions des outils et processus seront diverses, et les ressentis des acteurs le seront également. Les oubliés ou les marginalisés par cette digitalisation de crise à marche forcée auront très certainement à dire, et il faudra les entendre, mais aussi les écouter. Faire émerger par des espaces de débat cette fois, et non plus de dialogue, les principales difficultés rencontrées et la perception des changements rapides et peu anticipés sera nécessaire. Faire le point à l’échelle des équipes, particulièrement sur la répartition du travail et les évolutions de contenu semble également nécessaire, et le management de proximité devra y être sensibilisé, formé et incité.

    (3) Repérer et convaincre : un retour croisé des temps de témoignage et des temps d’échange permettra d’opérer une double fonction. D’abord de repérer les individus ayant pris conscience de leurs difficultés face à l’introduction soudaine du digital dans leur pratique professionnelle, ensuite de les convaincre – par le témoignage des autres et particulièrement la diversité d’usages démontrée par les témoignages – de l’importance pour toutes et tous de se professionnaliser.

    (4) Détecter et former massivement en individualisant : il s’agira enfin de proposer des solutions de formation, de tutorat, de reverse mentoring[10], aux individus qui le souhaitent. Les critères de choix des tuteurs ou mentor ne sera plus lié à la l’âge ou l’expérience, mais aux éléments mis en œuvre pendant la crise. Ces dispositifs devront absolument être inscrits en cohérence avec (1) les besoins en compétences de l’organisation (2) les démarches de digitalisation en cours et à venir (3) les aspirations et souhaits des concernés et leur projet de carrière. En somme, un plan de développement des compétences à (re)construire.

    Des problématiques diverses, pas de solution miracle, et un rôle sociétal dans tous les cas.

    Pour terminer, cet effort sera progressif, il devra-t-être respectueux des personnes, et de tout ce qu’ils auront vécu d’autre pendant cette période. Nous parlons bien ici d’une digitalisation forcée par les outils qui n’a pas concerné toute la population française. Il ne faut pas oublier les indépendants, les petites entreprises, les commerçants, et plus largement toutes celles et ceux dont les organisations ont purement et simplement baissé le rideau temporairement, et pour qui la digitalisation n’a pas été un sujet. Encore que, pas certain que la question n’ait pas murie dans la tête de leurs dirigeants entre temps, confinement aidant.

    Il y aura donc d’autres enjeux que celui-là, et certains le qualifieront de secondaire, et cela s’entend. A l’heure ou l’accès au service public numérique[11] est par exemple devenu un droit, les actions que conduiraient les entreprises et qui profiteraient à leurs activités, pourraient aussi contribuer au rôle sociétal qui est désormais le leur.

    Bibliographie synthétique et indicative :

    Altintas, G. & Royer, I. (2009). Renforcement de la résilience par un apprentissage post-crise : une étude longitudinale sur deux périodes de turbulence. M@n@gement, vol. 12(4), 266-293.

    Conjard, P. & Journoud, S. (2013). Ouvrir des espaces de discussion pour manager le travail. Management & Avenir, 63(5), 81-97.

    Fernandez, V., Guillot, C. & Marrauld, L. (2014). Télétravail et « travail à distance équipé »: Quelles compétences, tactiques et pratiques professionnelles ?. Revue française de gestion, 238(1), 101-118.

    Galindo, G., Garbe, E. & Vignal, J. (2019). Des idéaux à la réalité de l’accompagnement de la GRH dans la digitalisation : le cas d’une entreprise industrielle. @GRH, 30(1), 11-46.

    Gradoz, J. & Hoibian, S. (2019). La fracture numérique française au travers d’une approche par les « capabilités » : l’enjeu d’apprendre à apprendre. Annales des Mines – Gérer et comprendre, 136(2), 37-51.

    Kotter J.P. (1996), Leading Change, Harvard Business Press.

    Remy, J. (2017). De l’annuaire papier à SoLocal, l’histoire d’une refondation digitale. Le journal de l’école de Paris du management, 123(1), 23-29.

    Vas, A. (2005). La vitesse de propagation du changement au sein des grandes organisations. Revue française de gestion, no 155(2), 135-151.

    Weick, K.E. (1993). The collapse of sensemaking in organizations : The Mann Gulch disaster. Administrative Science Quarterly, 38 (4), 628-652.

    (2019). 2. Transformation numérique et productivité : une histoire de complémentarités. Perspectives économiques de l’OCDE, 105(1), 65-100.

     

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