[Éclairage] Transformation de la prise en charge du cancer, quels enjeux sociaux ?
Le développement des technologies de génomique modifie la compréhension des mécanismes de cancérisation et contribue au développement de nouveaux médicaments. Face à ces changements, la place du cancer dans la société se transforme en profondeur. Éclairage par Sylvain Besle, titulaire de la chaire d’excellence de l’Institut National du Cancer « Enjeux sociaux de la médecine personnalisée et des innovations en cancérologie », rattaché au laboratoire P2S (Parcours systémique de santé) de l’Université Claude Bernard Lyon 1 et au département de sciences humaines et sociales du Centre Léon Bérard.
Depuis ses débuts, à la fin du XIXe siècle, l’histoire de la lutte contre le cancer est ponctuée de transformations, notamment du fait de l’avancée des connaissances scientifiques et du développement de nouvelles technologies. Il s’agit par exemple du développement des curiethérapies suite à la découverte de la radioactivité ou plus récemment de la médecine génomique grâce aux technologies de séquençage de l’ADN. À ce titre, la cancérologie est l’un des domaines médicaux où la recherche scientifique joue un rôle prépondérant, ce qui en fait ainsi un emblème de la médecine moderne. La recherche clinique y est centrale, à la fois pour assurer le développement de nouveaux traitements mais également, dans certains cas, pour donner accès aux patients à ces innovations thérapeutiques. C’est le cas des cancers pédiatriques, où la majorité des enfants malades sont inclus dans de grands essais cliniques de phase III[1] dès le diagnostic de leur maladie.
Un plan national de médecine génomique
L’année 2020 a marqué un tournant majeur dans l’institutionnalisation de la génomique, avec le démarrage des premières plateformes du plan France Médecine Génomique 2025. Ce plan vise à donner un accès plus large aux technologies de séquençage pour toutes les pathologies dans lesquelles cela est nécessaire. Le cancer y tient ainsi une place centrale. Si la génétique dite constitutionnelle, notamment avec la recherche de gènes de prédisposition au cancer (par exemple BRCA dans le cancer du sein) existe depuis plusieurs dizaines d’années, la génétique somatique qui s’intéresse aux propriétés génomiques des cellules tumorales en est à ses débuts. Malgré plusieurs succès thérapeutiques, comme avec l’Imatinib ou les « car-t cells », peu de ces traitements dits ciblés sont actuellement commercialisés.
L’étude sociologique des innovations en cancérologie
Face à ces transformations épistémiques, technologiques et thérapeutiques, l’étude de la place du cancer dans la société est essentielle. Si cette pathologie n’a toujours pas perdu son statut de fléau social acquis au début du XXe siècle, les expériences de soin ont, quant à elles, radicalement changé. La part de patients guéris ne cesse d’augmenter, questionnant ainsi le rôle des « survivants » dans la société, comme par exemple autour du droit à l’oubli ou des effets secondaires à long terme des traitements. Des formes de chronicisation de la maladie sont également apparues, même pour les cas les plus graves. Les soins s’étendent alors dans le temps, obligeant patients et proches à vivre avec la maladie. Dans cette perspective, les recherches sociologiques sont essentielles pour documenter et suivre ces transformations à toutes les étapes de la maladie, en allant du diagnostic à la guérison, en passant par la phase active des traitements ou encore les soins de fin de vie.
Enjeux de recherche en sciences sociales
Avec le développement en routine des techniques de génomique, plusieurs changements doivent être étudiés :
Divisions historiques entre pratique de recherche et pratique de soin
Le développement du Plan France Médecine Génomique 2025 s’inscrit à la frontière de ces deux mondes, interrogeant le statut des données produites et de leur réutilisation à des fins scientifiques ou encore la généralisation du recours à des essais cliniques.
Les échelles des soins
Jusque-là restée l’apanage des États par l’intermédiaire de leurs systèmes de santé, une Europe de la santé commence à émerger notamment à travers le Plan cancer européen et le Programme de santé européen. Cette réflexion à l’échelle européenne des problèmes de santé est en partie la conséquence de la subdivision des types de cancers induits par la génomique qui tend à en faire un regroupement de maladies rares.
Transformations de la recherche et des formats de production des preuves biomédicales
Les essais randomisés, pierre angulaire de la preuve clinique, se trouvent remis en cause, entrainant de nouvelles modalités d’évaluation de la recherche clinique, par exemple autour des essais dits « n-of-1 » qui prennent les patients comme leur propre contrôle.
Place du patient et de leurs proches dans les soins
Interroger la place du patient et sa capacité à se saisir de sa maladie et des traitements est indispensable dans un contexte de complexification des innovations. De nouvelles formes d’activismes médicaux voient en effet le jour, nécessitant parfois un niveau de connaissance très important. Plus largement ce sont les inégalités sociales de santé qui sont rebattues face à une individualisation toujours plus importante des traitements où les choix personnels ont un rôle prépondérant.
Développer et structurer les recherches en sciences humaines sociales qui élargissent la compréhension des enjeux contemporains de la prise en charge du cancer fait l’objet d’une attention toute particulière de la part de l’Université Claude Bernard Lyon 1 et du centre Léon Bérard.
Pour aller plus loin :
Besle, Sylvain, and Aline Sarradon-Eck. 2019. « Choisir Le Risque : L’autonomie Du Malade En Situation d’échec Thérapeutique. » Anthropologie et Santé (19).
Kerr, Anne, Emily Ross, Gwen Jacques, and Sarah Cunningham-Burley. 2018. “The Sociology of Cancer: A Decade of Research.” Sociology of Health and Illness 40(3):552–76.
Pinell, Patrice. 1992. Naissance d’un Fléau : Histoire de La Lutte Contre Le Cancer En France (1890-1940). Métailié.
[1] Il s’agit d’essais où deux groupes de patients sont comparés, l’un recevant le traitement à évaluer et l’autre un placebo ou le traitement standard (ce qui est le cas en oncologie pédiatrique).